Extraits de « Un océan de feu : La guerre du pacifique 1941-1944 » — Joe Chevalier — BBG Publishing.
L’incident de Tōkyō (Tōkyō Jiken en japonais), injustement appelé coup d’État de la Marine, et parfois appelé incident du Kyūjō (Palais Impérial) est une tentative de coup d’État militaire qui s’est déroulée au Japon durant la nuit du 4 au 5 janvier 1944. L’acte est mené par Korechika Anami et Hideki Tōjō à la tête de soldats de l’Armée et de la Garde impériale afin d’empêcher le nouveau gouvernement japonais créé quelques heures plus tôt par l’Empereur Shōwa d’entamer des pourparlers de paix avec les Alliés.
Durant leur tentative coup d’État, les meneurs tuent le Lieutenant-Général Takeshi Mori qui commande la 1ère Division de la Garde impériale puis tente de prendre le palais impérial afin d’écarter l’Empereur du pouvoir et d’éliminer le nouveau gouvernement de Mitsumasa Yonai.
L’incident de Tōkyō s’est déroulé en parallèle de la Bataille des îles Mariannes et les deux évènements sont liés.
La dissolution du gouvernement Tōjō
Le 4 janvier 1944, aux alentours de 19 h, l’Amiral de la Flotte Osami Nagano est à Tōkyō lorsque l’Amiral Yamamoto l’informe que la Bataille des Mariannes se déroule comme espéré. L’information est transmise à l’Empereur ainsi qu’aux autres « conjurés » de la faction Heiwa participants au complot visant à mettre fin au militarisme du gouvernement Tōjō.
L’Empereur convoque une session du Conseil suprême de guerre à laquelle il convie le reste de la famille impériale et le nouveau gouvernement qu’il a prévu de mettre en place. La session s’ouvre à 20 h, l’Empereur annonce à Hideki Tōjō la dissolution de son gouvernement et la nomination de Mitsumasa Yonai comme Premier ministre. Tout le long de la session, Tōjō ne dit pas un mot, même lorsque l’Empereur annonce que le nouveau gouvernement a pour mission principale de mettre fin au conflit qui embrase l’Asie et le Pacifique. L’Empereur annonce qu’une communication aux Alliés va être faite par les diplomates japonais en Suisse et en Suède ainsi que via les ambassadeurs soviétique et portugais.
La session ne dure que trente minutes et Tōjō ne tente pas de se défendre malgré les propos très durs de l’Empereur rapportés par le Marquis Kido dans ses mémoires : « Face à l’échec de la politique aventureuse initié par l’Armée depuis des années, Nous dissolvons votre gouvernement avec effet immédiat. Nous avons déjà demandé à l’honorable ancien Premier ministre Yonai de former un nouveau gouvernement et Nous avons toute confiance en lui. Votre politique est un désastre complet pour l’Empire. Nous sommes en guerre contre toutes les grandes puissances alors même que vous n’avez pas été capable de vaincre les Chinois. À cause de vos décisions, l’Empire court à la ruine, c’est pour cela que la première mission du gouvernement Yonai va être de mettre fin aux conflits qui embrasent l’Asie et le Pacifique. Nous souhaitons que chacun d’entre vous se plie à Notre décision. »
L’Armée s’agite
Tōjō, qui est aussi ministre de la Guerre, prévient immédiatement les officiers qui sont sous ses ordres ainsi que le Général Korechika Anami, l’un des généraux les plus puissants et respectés de l’Armée impériale. L’information se répand au sein du ministère de la Guerre et provoque une vive réaction de la part de certains officiers. Supporté par de nombreux jeunes officiers, ils jugent que la guerre et loin d’être perdue et décident de renverser l’Empereur, plus précisément de la placer en résidence surveillée, avant qu’il ne soit trop tard. De nombreux soldats de l’Armée impériale se trouvent à Tōkyō et répondent à leur appel. La force rebelle se nomme alors « l’Armée vertueuse[1] ». Même si cela n’a jamais été prouvé, beaucoup d’historiens pensent que le Prince Yasuhito Chichibu les a soutenus dans le but de ravir le trône impérial à son frère ainé. De plus, la rapidité avec laquelle les putschistes se sont préparés porte à croire que les conspirateurs s’étaient préparés à cette éventualité depuis plusieurs jours.


Préparation du coup d’État de l’Armée
En seulement quelques heures, plusieurs centaines d’hommes répondent favorablement à Tōjō et Anami. Un plan simple est rapidement mis en place. Tōjō et Anami se réunissent au Ministère de la Guerre avec plusieurs autres généraux qu’ils souhaitent convaincre de les suivre. Certaines des personnes présentes sont considérées comme prêtes à supporter un coup d’État. Après un silence, le Général Torashirō Kawabe propose de signer un accord approuvant la décision de l’Empereur « L’armée agira conformément à la dernière décision impériale ». Il est alors signé par la plupart des personnes présentes dont Hajime Sugiyama, Yoshijirō Umezu, Kenji Doihara, Torashirō Kawabe, Masakazu Kawabe et Tadaichi Wakamatsu. Tōjō et Anami font mine de se résigner, mais en signent par la déclaration, car en réalité ils comptent agir quand même. Le Major Kenji Hatanaka de la Garde impériale les soutient. Le second régiment de la Garde impériale doit entrer dans le palais, avec un effectif deux fois supérieur au bataillon déjà présent sur place, mis en place contre de possibles coups d’État. Hatanaka et le Lieutenant-Colonel Jirō Shiizaki ont réussi à rallier à eux le commandant du second régiment le Colonel Toyojirō Haga en lui faisant croire que Sugiyama, Umezu et les commandants de l’Armée du district de l’Est et de la Garde impériale vont participer au coup d’État. Hatanaka va aussi aller s’entretenir avec le Général Shizuichi Tanaka, commandant de l’armée du district de l’est, pour essayer de le rallier. Tanaka refuse et ordonne à Hatanaka de rentrer chez lui.
Après avoir défini tous les objectifs, Hatanaka et ses complices décident que la Garde Impériale doit prendre le palais et la station de la NHK à deux heures du matin. Pendant les heures qui suivront, ils essayeront de rallier les autres commandants de l’armée.
L’attaque contre le palais impérial
Aux alentours d’une heure du matin, les putschistes encerclent le Kyūjō. Hatanaka, Tōjō et Anami se rendent au bureau de Lieutenant-Général Takeshi Mori pour essayer de le rallier. Ce dernier est alors avec son beau-frère Michinori Shiraishi. La collaboration de Mori, en tant que commandant de la 1ère Division de la Garde impériale, est cruciale. Lorsque celui-ci refuse, Hatanaka le tue de peur qu’il ordonne à ses hommes de l’arrêter alors que Shiraishi parvient à s’enfuir. Anami utilise alors le cachet officiel du Général Mori pour signer un faux ordre afin de rallier à lui les hommes de la 1ère Division de la Garde impériale.
Les gardes résistent alors à l’Armée qui assiège le Palais. Pendant ce temps, Michinori Shiraishi parvient à contacter la 2ème Division de la Garde impériale et informe ses commandants de la tentative de Coup d’Etat et de l’assassinat de Takeshi Mori. Pendant ce temps le Marquis Kōichi Kido et l’Amiral Osami Nagano qui se doutaient d’un possible coup de force de l’Armée ont pris leurs précautions. L’Empereur et Kido sont en sécurité dans le « coffre-fort » — une chambre de sécurité située sous le palais — pour enregistrer un discours impérial qui sera diffusé à 8 h du matin. Enfin, Osami Nagano a appelé plusieurs détachements des Rikusentai basés à Yokosuka.
Une partie des putschistes, menés par Hatanaka, parvient à entrer dans le Palais et passe les heures suivantes à rechercher en vain le ministre de la Maison impériale, Sōtarō Ishiwatari, ainsi que le gardien du sceau privé du Japon, Kōichi Kido. Les recherches sont rendues plus difficiles par l’organisation et la disposition intérieure archaïques du Palais impérial (les noms des pièces sont par exemple incompréhensibles pour les rebelles). Durant les recherches, les rebelles coupent presque tous les câbles téléphoniques pour empêcher les assiégés de communiquer avec l’extérieur, mais les loyalistes coupent une l’alimentation électrique du Palais, rendant encore plus difficile, les recherches des rebelles. Ces derniers capturent néanmoins le chambellan du Japon Hisanori Fujita qui, sous l’avertissement de Hatanaka qui menace de le tuer avec son épée, leur ment en leur disant qu’il ignore où se trouvent Ishiwatari et Kido.
En parallèle, un autre groupe de rebelles mené par le capitaine Shin Kawamura se rend au bureau du Premier ministre Mitsumasa Yonai pour l’assassiner. Lorsqu’ils tombent sur un bureau vide, ils sont pris dans une embuscade des Rikusentai. Le groupe de Kawamura est décimé jusqu’au dernier homme. Le Premier ministre quant à lui était en réalité dans le palais impérial en compagnie de l’Empereur.
Défaite et retraite
Peu après trois heures du matin, Hatanaka, Tōjō et Anami sont informés que l’Armée du district de l’Est, la 2ème Division de la Garde impériale et les Rikusentai ont bouclé le quartier sur ordre de l’Empereur. Tatsuhiko Takashima commandant de l’Armée du district de l’Est a reçu l’ordre d’arrêter les meneurs du putsch, mais de ne pas hésiter à faire usage de la force pour mater la rébellion. Anami hésite alors à poursuivre, mais Tōjō et Hatanaka le convainquent d’aller jusqu’au bout, car l’Empereur va « revenir à la raison ».
Pendant plus de deux heures des combats éclatent tout autour du périmètre, « l’Armée vertueuse » n’a emporté que des armes légères alors que les loyalistes font usage de mitrailleuses et de mortiers. Vers 6 h, les premiers chars et automitrailleuses rejoignent l’encerclement. Pire, des hommes des Rikusentai ont pénétré à l’intérieur du Palais et ont commencé à déloger une partie des assaillants.
À 6 h 30, l’Empereur — accompagné de Kido, Nagano et Yonai — apparaît au balcon du Palais vêtu de son uniforme militaire. Il s’adresse directement aux rebelles, pour la première fois des sujets de l’Empire entendent la voix de l’Empereur « Depuis des années, vos Généraux agissent régulièrement contre les ordres, contre le gouvernement en disant vouloir que l’Empereur gouverne. Me voilà, ici, devant vous. Soldats, vous savez comme moi que quand l’Empereur parle, l’Armée doit obéir. Alors je vous parle et je vous ordonne de déposer immédiatement vos armes. Ces généraux que vous suivez aveuglément ne servent pas l’Empereur, ils servent leurs propres intérêts. Ils servent leurs propres rêves de conquêtes et de gloire sans se souciez de votre vie ni des intérêts du pays qu’ils prétendent servir, pas plus que ce ceux de la population. Ils ne veulent pas que le nouveau gouvernement que j’ai nommé mette fin à cette guerre. Une guerre qu’ils se sont révélés incapables de gagner. Que ce soit contre les Chinois ou les Américains. Cette guerre doit s’arrêter, votre rébellion doit s’arrêter. Soldats, retournez à vos casernes. Vous ne serez pas puni pour avoir suivi les ordres d’une hiérarchie corrompue. Si au contraire vous décidez d’agir contre mes ordres, vous mourrez ici. »
Il ne faut que quelques minutes pour que les rebelles abandonnent leurs postes par dizaine et se rendent. Aux alentours de 7 h 15, Tōjō, Anami, Hatanaka et tous les officiers impliqués sont arrêtés. Face à la disgrâce, ils demandent à pouvoir se faire Seppuku. L’Empereur refuse « Le Japon doit revenir sur les voies de la modernité. Un pays moderne règle ce genre de chose avec des tribunaux. » On retrouve dans la poche d’Hatanaka un poème d’adieu : « Je n’ai rien à regretter maintenant que les nuages noirs ont disparu du règne de l’empereur. »
L’incident de Tōkyō fait 75 morts, dont 57 dans les rangs des rebelles.
Le discours de l’Empereur
Alors que le palais était assiégé, l’Empereur a enregistré un discours, le Gyokuon-hōsō[2], qui est diffusé à partir de 8 h sur les ondes de la NHK. Pour la première fois, plusieurs millions de Japonais entendent la voix de leur souverain. Il s’avère que nombre de Japonais ne purent saisir la totalité du sucsours de l’Empereur, car il s’y exprime dans un japonais archaïque, utilisé uniquement dans l’ancienne cour impériale, incompréhensible pour le commun de la population. A cela s’ajoute, la mauvaise qualité de l’enregistrement. Le japonais moyen n’aura le fin mot de l’histoire qu’avec la retranscription du Gyokuon-hōsō dans les différents titres de la presse nationale.
Le texte de la déclaration en français est adapté de la traduction du livre Hiro-Hito : l’empereur versatile d’Edward Behr[3]. Il est également repris à l’identique dans le livre « Les 100 discours qui ont marqué le XXème siècle ».
« À Nos bons et loyaux sujets,
Après avoir mûrement réfléchi aux tendances générales prévalant dans le monde et aux conditions actuelles de Notre Empire, Nous avons décidé de régler par une mesure exceptionnelle la situation en cours.
Nous avons nommé un nouveau Gouvernement et l’avons chargé de faire savoir aux Gouvernements des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Chine que Notre Empire souhaite négocier une paix sincère et durable.
Alors que Nous prenions cette décision, certains membres de l’Armée impériale ont attenté à Nos vies. Les coupables ont été arrêtés et seront jugés. Ils souhaitaient Nous empêcher de mettre fin à la Guerre qu’ils ont déclenchée en conspirant.
Nous efforcer d’établir la prospérité et le bonheur de toutes les nations, ainsi que la sécurité et le bien-être de Nos sujets, telle est l’obligation qui Nous a été solennellement transmise par Nos Ancêtres Impériaux et que Nous portons dans Notre Cœur. C’est d’ailleurs du fait de Notre sincère volonté d’assurer la sauvegarde du Japon et la stabilité du Sud-Est asiatique que Nous avons déclaré la guerre à l’Amérique et au Royaume-Uni, car la pensée d’empiéter sur la souveraineté d’autres nations ou de chercher à agrandir notre territoire était bien éloignée de Nous. Malheureusement, certains membres de Notre glorieuse Armée ont perverti cet idéal pour assouvir leurs ambitions personnelles, asservissant et terrorisant les Peuples que Nous avions à cœur de libérer. Malgré la diligence et l’assiduité de Nos serviteurs et le dévouement de Nos cent millions de sujets — la guerre a suivi son cours, mais pas nécessairement à l’avantage du Japon. Si Nous continuions à combattre, cela entraînerait non seulement l’effondrement de la nation japonaise, mais cela sera aussi un sacrifice inutile de Nos bons et loyaux sujets. Cela étant, comment pouvons-Nous sauver les multitudes de Nos sujets ? Comment expier Nous-mêmes devant les esprits de Nos Ancêtres Impériaux ? C’est la raison pour laquelle Nous avons donné l’ordre au nouveau Gouvernement de trouver une issue politique et rapide au conflit en cours.
Nous ne pouvons qu’exprimer le sentiment de notre plus profond regret à Nos Alliés du Sud-Est asiatique qui ont, sans faillir, coopéré avec Notre Empire pour obtenir l’émancipation des contrées orientales. La pensée des officiers et soldats, ainsi que de tous les autres, tombés au champ d’honneur, de ceux qui ont péri à leur poste, de ceux qui ont trépassé avant l’heure et de toutes leurs familles endeuillées, Nous serre le cœur nuit et jour. Le bien-être des blessés et des victimes de la guerre, et de tous ceux qui ont perdu leur foyer et leurs moyens d’existence, est l’objet de Notre plus vive sollicitude. Les maux et les douleurs auxquels Notre nation sera soumise à l’avenir vont certainement être immenses. Nous sommes pleinement conscients des sentiments les plus profonds de vous tous, Nos sujets.
Cependant, c’est en conformité avec les décrets du temps et du sort que Nous avons résolu d’ouvrir la voie à une ère de paix grandiose pour toutes les générations à venir. Nous sommes toujours avec vous, Nos bons et loyaux sujets, Nous fiant à votre sincérité et à votre intégrité. Gardez-vous très rigoureusement de tout éclat d’émotion susceptible d’engendrer d’inutiles complications ; de toutes querelles et luttes fratricides qui pourraient créer des désordres, vous entraîner hors du droit chemin et vous faire perdre la confiance du monde. Que la nation entière se perpétue comme une seule famille, de génération en génération, toujours ferme dans sa foi en la pérennité de son sol divin, gardant toujours présent à l’esprit le lourd fardeau de ses responsabilités et la pensée du long chemin qu’il lui reste à parcourir. Utilisez vos forces pour les consacrer à construire l’avenir. Cultivez les chemins de la droiture ; nourrissez la noblesse d’esprit ; et travaillez avec résolution, de façon à pouvoir rehausser la gloire immanente de l’État impérial et vous maintenir à la pointe du progrès dans le monde. »
Ce discours marque le début de ce que beaucoup appellent « La Restauration Shōwa » par analogie à la Restauration Meiji. Toutefois, le discours reste ambigu dans sa condamnation de l’aventurisme militaire qui y est présenté comme initialement juste et bien attentionné avant d’avoir été détourné par des généraux mal avisés.
Au Japon, le 5 janvier est commémoré comme Jour de mémoire pour la fin de la guerre sous le nom de « Jour pour le deuil des morts à la guerre et de prière pour la paix » ou plus simplement « Jour anniversaire de la fin de la guerre ». Lors de la cérémonie annuelle, après discours du Premier ministre, l’Empereur et l’Impératrice montent sur le podium pour une minute de silence, puis l’empereur prononce un message de condoléances, de paix et d’espoir.
[1] Zengun en japonais.
[2] Littéralement « Voix radiodiffusée du Joyau ».
[3] OTL, le livre s’appelle : Hiro-Hito : l’empereur ambigu.
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