Le rêve brisé

Extraits de « Ishiwara » les Mémoires du Général Kanji Ishiwara (version commentée).

Depuis la fin de la guerre et le procès de Tōkyō, on m’a demandé pourquoi moi, l’homme qui est à l’origine de la guerre en Chine, ai rejoint les camps des pacifistes. Je vais donc m’expliquer.

À l’origine, mon plan de conquête de la Mandchourie visait à fournir les ressources naturelles qui manquaient à l’Empire du Japon, mais je me suis mis à rêver d’une grande nation qui unirait les peuples, quelles que soient leurs origines. Japonais, Chinois, Coréens, Russes, Mongols et Mandchous cohabitant fraternellement pour bâtir une nation. Que le Japon lui rétrocède la péninsule du Liaodong et la Compagnie de Chemin de fer et que les compagnies étrangères s’y installent. Ce rêve de nation prospère devait devenir un modèle pour l’Asie et le reste du monde[1].

Malheureusement, tout ne s’est pas passé comme je l’espérais. En temps normal le peuple se dote d’une armée, par ma faute et avec Tōjō à sa tête l’armée du Kwantung s’est dotée d’un État.

Malheureusement, ce rêve m’a été volé par Itagaki et Tōjō, j’ai commencé à le comprendre suite à l’assassinat de Tetsuzan Nagata. Ensuite, Tōjō nous a lancés dans une guerre généralisée contre les Chinois. Le résultat serait le même genre de désastre qu’a connu Napoléon en Espagne : nous enfoncer lentement dans un bourbier sans fond. Il ne comprenait pas que nous ne pouvions pas gagner cette guerre. Nous ne nous battions pas contre une armée, mais contre tout un peuple. Communistes, nationalistes et Seigneurs de la Guerre unie contre un envahisseur qui a répondu par le pillage et le massacre systématique. Le Japon s’est déshonoré et n’est pas digne de diriger l’Asie que ce soit dans un ordre panasiatique, ou pire, dans un nouveau colonialisme. Nous passons pour des barbares. Nous sommes devenus les barbares. L’honneur de notre nation et de l’Empereur était souillé[2].

La machine que j’avais lancée s’était emballée et échappait maintenant à tout contrôle. Je l’ai compris en 1939 quand le Général Mutō et ses hommes se sont lancés de manière désastreuse à la conquête du Mengjiang[3] alors que je leur avais interdit. Mutō avait, comme toute une partie de la classe militaire, décidé qu’il n’avait de compte à rendre à personne. Mes agissements en 1931 servaient d’exemple et de prétexte à d’autres. Ce n’était plus l’obéissance qui fondait le paradigme du devoir, mais l’impudence à fouler les règles. Se servir de l’excuse de la patrie à sauver pour enfreindre les ordres au nom de convictions personnelles les plus insensées. La voie sacrée de l’Empereur devint inaudible au milieu de la fureur belliqueuse.

[…]

Le Manchuria Daily News avait raison. La possession permanente de la Mandchourie est impraticable. Son indépendance est le seul moyen de donner vie à mon vieux rêve[4].

[…]

Lorsque les pacifistes de Yamamoto et Kido m’ont contacté, j’ai vu l’opportunité de mettre fin à ce cauchemar dans lequel Tōjō nous avait entraînés. Comme je l’avais prédit, un Nouveau Monde allait émerger, mais il serait bien différent de celui que je prophétisais autrefois.

Même si Tōjō est le principal coupable de tout ce qui s’est produit ces dernières années, cela ne change rien au fait que c’est moi qui ai initié tout cela. J’ai créé un monstre et Tōjō l’a fait grandir et l’a utilisé.

Beaucoup disent qu’après la guerre, j’aurais dû me lancer en politique. Sauf que mes actes et leurs conséquences prouvent que mes capacités politiques ont leur limite. Je n’ai pas compris à l’époque que mes actes d’insubordination et mes initiatives serviraient d’exemple à d’autres. Comment en ayant été incapable de comprendre ça, je pourrais prétendre à jouer un rôle politique dans le nouveau Japon qui se dessine ?

[…]

Je me souviens de mes vieilles pensées alors que je parcourais, plus jeunes, les immensités fertiles de la Mandchourie. À nouveau, j’imagine ces terres labourées par des files de tracteurs et donnant des millions de tonnes de blé et de soja. Des hauts-fourneaux, des fonderies d’aluminium, des centrales thermiques, des raffineries. Mais maintenant, j’imagine aussi la paix.

[…]

Est-ce que la Mandchourie indépendante va se développer selon les idéaux de justices entre les races et les vertus qui m’animent ? Voilà la question que je me posais en 1932. Voilà la question que je me pose à nouveau, mais cette fois-ci, j’ai bon espoir.

[…] J’ai été suffisamment stupide de croire pouvoir sauver l’humanité par la guerre. J’espère nourrir l’humanité en me consacrant à l’agronomie, en inventant de nouvelles variétés de céréales plus productrices[5].


[1] Kanji Ishiwara semble faire comme si les intentions belliqueuses nourries du nichirenisme qu’il a exprimé dans « La guerre totale » n’avaient jamais existé.

[2] C’est l’horreur des « trois tous » qui pousse Ishiwara à s’allier au conspirateur, mais aussi à mener son plan d’indépendance de la Mandchourie.

[3] Le Mengjiang (« Territoires mongols ») est le nom le plus connu du gouvernement « autonome » qui contrôla une partie du territoire de la Mongolie-Intérieure entre 1937 et 1944.

[4] À nouveau, le vieux général tente de concilier ses ambitions et la réalité, il tient à réaliser quelque chose.

[5] Ces recherches n’aboutiront jamais, mais après sa mort, la petite communauté agricole qu’il avait fondée se transformera en une coopérative redoutablement efficace : Mirai, ce qui veut dire futur.

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