Extrait de « Les Shoguns de l’Ombre : Kido et Yamamoto mettent fin à la guerre du Pacifique » — Édition Ackerman — Shichiro Shoryu & Eugene Thornton.
Vers l’aboutissement du Plan Ishiwara
Le 21 janvier 1944, le Japon et les Alliés signent un armistice avant de préparer un traité de paix ferme et définitif pour régler le conflit en Asie et dans le Pacifique. C’est à ce moment-là que ce que nous appelons — comme beaucoup d’autres historiens — le plan Ishiwara a pu être exécuté. Comme nous l’avons vu dans un chapitre précédent, le Général Kanji Ishiwara a lentement placé ses pions avec l’accord tacite du reste des membres de la faction Heiwa, même s’il leur a réservé quelques surprises.
Il décide de passer à l’action après l’armistice, mais avant la signature d’un accord de paix. Pour éviter que le sort de la Mandchourie ne soit décidé par les Américains ou les Chinois. Le 22 janvier, la radio et les journaux annoncent que l’Empereur Puyi tiendra un discourt devant le bâtiment du Conseil d’État des Affaires générales[1] le 25 janvier 1944.
Soupçons et coup d’État
Cela éveille des soupçons chez certains officiers de l’Armée du Kwantung qui commencent à fouiner partout, car l’Empereur n’étant qu’un homme de paille, les Japonais se s’attendent pas à voir Puyi prendre ce genre d’initiative. Le retour de Zhang Xueliang depuis près d’un an leur prête à croire que Puyi va remettre de le pouvoir à Zhang ou le nommer à un poste important sans avoir consulté ses maitres japonais au préalable.
Les mutins comptent près de 200 hommes et sont menés par le Capitaine Saburo Sota de l’armée impériale japonaise. Il est encore aujourd’hui difficile d’avoir tous les détails de leurs préparatifs puisqu’aucun officier impliqué n’a survécu à la tentative de coup de force.
Le coup est lancé dans la soirée du 24 janvier aux alentours de 20 heures. Les mutins attaquent le Palais Impérial, mais ne parviennent pas à trouver l’Empereur Puyi. Ils interrogent trois servants et deux gardes, mais n’obtenant aucune réponse, Sota les fait exécuter. Une cinquantaine d’hommes est envoyée à la gare de Hsinking pour s’assurer que l’Empereur ne puisse pas prendre le train et fuir. Entre temps, l’un des gardes du Palais est parvenu à s’enfuir et les généraux japonais Kanji Ishiwara et Shunroku Hata sont prévenus.
À 21 heures, la voix du Général Ishiwara raisonne dans les haut-parleurs placés dans les endroits clés de la ville. Le général annonce que des mutins ont attenté à la vie de l’Empereur du Mandchoukouo et que la loi martiale est déclarée. Apprenant cela, les mutins se retranchent dans le Palais et la gare. Certains citoyens, ainsi que l’armée impériale du Mandchoukouo restent méfiants, puisque le général japonais qui leur parle est celui dont les manigances ont provoqué l’invasion de leur territoire en 1931.
À 22 heures, les mutins sont encerclés par l’Armée du Kwantung et l’Armée impériale du Mandchoukouo, mais ils refusent de se rendre. Ils exigent de parler au Général Ishiwara. Une demi-heure plus tard, Ishiwara franchit le périmètre du palais, à pied et sans escortes. Le Capitaine Saburo Sota lui explique que selon lui, Zhang Xueliang s’apprête à prendre le pouvoir. D’après l’un des soldats survivants et comme le raconte le général dans ses mémoires, Ishiwara aurait répondu « La guerre est terminée. Il est temps pour la Mandchourie de suivre sa propre voie ». Ishiwara ressort du palais sans prononcer d’autres mots. Voyant qu’ils n’ont aucun soutien, la plupart des mutins se rendent. Saburo Sota, ainsi que 18 officiers et soldats se donnent la mort.
Le coup, mal préparé, aura duré à peine 4 heures et fait 24 morts. Pendant ce temps, l’Empereur Puyi était tout simplement dans la résidence de Zhang Xueliang que les rebelles n’ont pas eu l’idée, le temps et les effectifs pour attaquer.
La Mandchourie va suivre sa propre voie
Le lendemain, le 25 janvier 1944, à midi, alors que la loi martiale est toujours en vigueur, l’Empereur Puyi, Zhang Xueliang et Kenji Ishiwara se présentent sur l’estrade installée devant le bâtiment du Conseil d’État des Affaires générales. Ils prennent alors la parole, chacun leur tour, pour un discours qui est encore aujourd’hui considéré comme le fondement de la République de Mandchourie.
C’est d’abord l’Empereur Puyi qui prend la parole, pour la première et dernière fois de sa vie il apparaît avec la tenue traditionnelle impériale, ce qui ne manque pas de captiver la foule :
« Mes chers sujets,
Alors que les troubles qui agitent l’Asie semblent arriver à leurs termes, il est temps pour nous tous d’aller de l’avant. Ce n’est donc plus à mes sujets que je m’adresse, mais à mes concitoyens.
Si je me tiens ici devant vous, c’est pour mettre fin à l’institution impériale. Le temps des Empereurs chinois est révolu.
Aujourd’hui se tient à mes côtés le Maréchal Zhang Xueliang, fils du défunt Zhang Zuolin. Je lui confie le destin de notre peuple. Il est temps pour tous de se tourner vers un avenir radieux. Il est temps pour tous de tourner la page de ce que certains d’entre vous vivent, à juste titre, comme une occupation étrangère. Il est temps pour tous de laisser derrière nous la guerre civile qui ravage le reste de la Chine depuis si longtemps.
Je me tiens ici devant vous, dans la tenue impériale de mes illustres aïeux pour la première et dernière fois. La dynastie Qing et la Chine impériales et le concept même d’empire sont des reliques d’un passé dévolu.
Ayez confiance en l’avenir et ne vous découragez jamais.
Je vous salue, honorables citoyens de Mandchourie. »
Il n’est alors pas difficile de saisir que Puyi vient d’annoncer la fin de l’Empire du Mandchoukouo et sa future abdication. L’Empereur cède alors la place Zhang Xueliang qui porte son uniforme de maréchal :
« Bonjour à tous,
Comme certain d’entre vous le savent, je suis de retour en Mandchourie depuis près d’un an. Je me suis fait discret, j’ai observé, écouté ce qui se passait dans notre pays. Certains l’ignorent peut-être, mais je me suis opposé à la présence japonaise en Mandchourie et en Chine. À Xi’an, j’ai contraint Jiang Jieshi[2] à s’allier aux communistes pour lutter contre le Japon.
Pour avoir voulu sauver le peuple chinois, j’ai été enfermé dans une cellule pendant près de cinq ans. De cette cellule c’est un japonais qui m’a sortie, un japonais qui a compris le potentiel de la Mandchourie et qui a longtemps rêvé d’y bâtir une nation différente de ce que le monde a connu. Si sa vision d’alors était faussée, il a su la revoir, la repenser.
Si je suis ici aujourd’hui c’est parce que le Général Ishiwara et l’Empereur Puyi m’ont demandé de prendre la tête du gouvernement provisoire de notre nouvelle nation : La République de Mandchourie.
Dans un mois à compter d’aujourd’hui, toutes les personnes résidentes sur notre territoire seront libres d’obtenir la citoyenneté mandchoue. Que vous soyez chinois, coréen, japonais, mongol ou russe, cela ne change rien. Vous êtes libre de construire avec nous une nouvelle nation.
Les mois à venir vont nous permettre de nous doter d’une constitution, d’un gouvernement et d’organiser des élections démocratiques d’ici à un an. Tous les opposants à l’ancien régime et à la présence japonaise seront amnistiés s’ils déposent les armes. Ils seront alors libres de devenir citoyens de la République de Mandchourie ou de partir s’établir dans le pays de leur choix. Voyez-y un appel sincère à la paix et la réconciliation.
Une nation de justice et de liberté. Une nation qui unira les peuples. Voilà ce que nous allons bâtir.
Il est temps pour nous d’oublier les vieilles rancunes, de panser nos blessures et ne nous tourner vers notre avenir. »
C’est enfin Ishiwara qui se présente, et qui comme dans les années trente semble prendre quelques libertés vis-à-vis du Gouvernement japonais.
« Je parle ici au nom de l’Armée du Kwantung et de l’Empire du Japon.
L’Armée du Kwantung restera temporairement présente en Mandchourie afin d’assurer la sécurité des frontières.
Les questions de sécurité intérieure seront l’affaire du gouvernement mandchou.
Les troupes japonaises présentent en Mandchourie ne peuvent opérer sans ordres du gouvernement mandchou.
La péninsule du Liaodong et la région du Heibei seront placées sous le contrôle du gouvernement mandchou.
Tous les accords qui soumettaient l’Empire du Mandchoukouo à l’Empire du Japon sont nuls et non avenus. Il appartient au gouvernement de la République de Mandchourie d’en négocier de nouveaux.
L’Armée du Kwantung cède, au nom du Japon, 51 % des capitaux des entreprises japonaises présentent en Mandchourie au nouveau gouvernement. La privatisation ou la nationalisation de ses parts est une décision appartenant à la République de Mandchourie.
L’Empire du Japon invite la République de Mandchourie à envoyer un représentant pour assister aux pourparlers de paix qui se tiendront à Manille entre l’Empire du Japon et les puissances occidentales.
Il appartient au Gouvernement de la République de Mandchourie de négocier le tracé définitif de sa frontière avec la Chine lorsque cette dernière sera dotée d’un gouvernement fonctionnel.
L’Armée du Kwantung et moi-même nous tenons à la disposition du Gouvernement et du Peuple de la République de Mandchourie.
Vive la Mandchourie. »
Au travers de ces trois discours on distingue la probable la lassitude de Puyi, qui, probablement fatigué d’avoir été le pantin des Japonais, évoque brièvement, mais directement l’occupation japonaise. Quant à Zhang, on sent qu’il embrasse pleinement l’idée qu’Ishiwara se fait d’une Mandchourie indépendante. Par ses propos, il montre aussi que l’ennemi d’hier peut être l’allié de demain. Il utilise le nom Jiang Jieshi au lieu du nom Tchang Kaï-chek sous lequel ce dernier est reconnu internationalement. Certains y voient de l’irrévérence envers le Généralissime chinois que Zhang ne porte pas dans son cœur. Enfin, les propos d’Ishiwara sont à l’image du personnage et de ce que l’on trouve dans ses mémoires.
L’annonce de la session de la péninsule du Liaodong ainsi que d’une partie des avoirs japonais en Mandchourie semble être décidée de son propre chef. On ne trouve trace de cette décision nulle part dans les mémoires des autres membres de la faction Heiwa. Bien au contraire, certains auraient exprimé un certain « mécontentement ». Une fois devant le fait accompli, il semble que le gouvernement Yonai ait préféré tenir une partie des engagements pris par Ishiwara. Mieux valait perdre de l’argent que perdre la face. Ainsi, la péninsule du Liaodong est rétrocédée à la Mandchourie dès 1947, mais la Marine Impériale Japonaise y conserve un droit de mouillage. Pour ce qui touche au domaine économique, les concessions minières sont nationalisées sans demandes de compensation par le Japon, mais l’exploitation de certaines concessions est confiée à des entreprises japonaises. La totalité des activités et des avoirs de la société des chemins de fer de Mandchourie du Sud est nationalisée sans compensation. Une partie du matériel militaire japonais présent en Mandchourie est aussi cédé gracieusement. Enfin, une commission est mise en place pour gérer les questions des expropriations en faveur des résidents japonais et entreprises japonaises afin de restituer aux citoyens et entreprises mandchous les biens et propriétés qui leur appartiennent.
Toutefous, si le geste de l’Empire du Japon parait noble, il est important de le recontextualiser. Contrairement à ce qu’a annoncé Ishiwara le 25 janvier 1944, aucune de ces cessions n’a été immédiate. Elles se sont en effet étalées sur la période 1945-1947 lors de longue négociation dont les comptes-rendus ne seront déclassifiés qu’à partir des années 2045-2047. Surtout, ces cessions d’avoir, d’entreprises et de matériels seront en partie déduites des réparations payées par l’Empire du Japon à l’issue du Procès de Changchun de 1948.
Le 25 janvier 1944, jour de la naissance de la République de Mandchourie, n’est pourtant pas la date retenue pour la fête nationale. C’est le jour de l’adoption de la Constitution, le 18 mai 1945. De la création de la République de Mandchourie, il reste une photo que tous les mandchous connaissent. Ishiwara, Zhang et Puyi côte à côte.

[1] La branche administrative exécutive de facto du gouvernement du Mandchoukouo.
[2] Tchang Kaï-chek en pinyin.
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