Article de Stephen Nodin pour le site ager-honoris.eu[1].

« Les promesses de paix et de prospérité faites par le Führer sont tombées au bord du chemin laissant dans leur sillage la destruction. Les atrocités commises par les SS d’Hitler entachent l’honneur de l’armée allemande. Le dégout se répand dans le corps des officiers envers les crimes commis par les nazis, l’assassinat de civils, la torture des prisonniers, l’exécution massive des Juifs. Mon devoir d’officier n’est plus de sauver mon pays, mais de sauver des vies humaines. Je ne peux pas trouver un général en mesure de faire face à Hitler qui ait le courage de le faire. » Vivre sans reproche — Claus von Stauffenberg.
Évidemment quand on demande « Qui était Claus von Stauffenberg ? » la plupart des gens répondent « C’est l’homme qui a tué Hitler », mais Claus von Stauffenberg est plus que ça. C’est un personnage romanesque et chevaleresque, un homme de principe et de dilemme.
Dès son plus jeune âge, Claus Philip Maria Schenk von Stauffenberg se voit inculquer des valeurs telles que Noblesse, Honneur, Devoir et Justice. Né au château de Greiffenstein à Jettingen-Scheppach en Souabe[2], le 15 novembre 1907, il est l’héritier d’une des plus anciennes et plus distinguées familles catholiques de l’Allemagne du Sud qui a servi les maisons royales de Wurtemberg et de Bavière. Évoluant dans les milieux catholiques et conservateurs, Claus von Stauffenberg se distingua, dès les premières années, par la quête d’une société bâtie sur « un socialisme aristocratique », allant à rebours de la république bourgeoise de Weimar, du collectivisme marxiste et du populisme raciste et grossier des nazis.
De grande stature, svelte et racée, Claus von Stauffenberg fut comparé, dans sa jeunesse, au chevalier, figé dans la pierre, de la Cathédrale de Bamberg. Il est un fervent disciple du poète Stefan George (1868-1933), qui annonce « face aux abîmes (…) le fracas des guerriers », l’avènement d’une ère d’airain, à laquelle doit répondre une humanité héroïque, forgée dans les valeurs antiques. Armé d’une solide culture, robuste et prêt à l’action, Claus a été nourri des vers éternels qui guideront dès lors sa vie, dans un rythme qui martèlera les étapes d’un destin tragique : « Vouant au devoir strict mes éperons, ma lance, je serai le soldat qui fait les justes guerres. Rédempteur du monde, je serai ton serviteur et ton soldat. Que nul autre désir ne s’éveille en mon âme ! »
Après des études au Eberhard-Ludwigs-Gymnasium de Stuttgart, il devient membre de la ligue de jeunesse Bund Deutscher Neupfadfinder où il est influencé par le mysticisme du Reich. Par la suite, il fait partie avec ses frères du cercle d’amis de Stefan George et de son opposition conservatrice. Ayant reçu une éducation choisie, il s’intéresse à la littérature, mais opte pour une carrière militaire. Il entre dans la Reichswehr et intègre le 17ème Régiment de cavalerie de Bamberg. D’octobre 1927 à août 1929, il poursuit son instruction dans l’Infanterieschule de Dresde, puis dans la Kavallerieschule de Hanovre.
En juillet 1929, il débute sa carrière d’officier, comme aspirant, en réintégrant le 17ème Régiment de cavalerie de Bamberg. Il est nommé Lieutenant le 1er mai 1933. C’est en cette même année qu’il épouse Nina von Lerchenfeld. Il aura avec elle deux filles (Valérie, née en 1940, et Konstanze, née en janvier 1945) et trois fils (Berthold, né en 1934 ; Heimeran, né en 1936 ; et Franz Ludwig, né en 1938).
Alors que la République de Weimar approche de sa fin, Stauffenberg, tout comme son frère Berthold, est proche des cercles de la Révolution conservatrice. Même s’il montre du mépris pour le parti nazi qui monte, de nombreux points de cette pensée politique l’intéressent : « L’idée d’un Führer… associée à celle d’une communauté nationale, le principe selon lequel le bien commun passe avant le bien privé et le combat contre la corruption, le combat contre l’esprit des grandes villes, l’idée de races et la volonté d’un nouvel ordre juridique allemand nous apparaît comme sain et porteur d’avenir ».
Lors de l’élection présidentielle de 1932, von Stauffenberg se prononce alors contre le président en exercice, le conservateur et monarchiste Hindenburg et pour Adolf Hitler donc il salue clairement la nomination au poste de chancelier du Reich le 30 janvier 1933. Stauffenberg participe à la formation militaire des membres des SA.
La nomination d’Adolf Hitler au poste de chancelier du Reich ne semble pas, dans un premier temps, générer en lui une réaction. Stauffenberg n’éprouve aucune sympathie pour le caporal bohémien (der Böhmische Gefreiter) et sa clique populacière. Comme le précise Peter Hoffmann dans « La Résistance allemande contre Hitler[3] » : Stauffenberg n’a jamais été national-socialiste, ni au sens propre du terme ni comme adepte converti au mouvement par idéalisme fourvoyé […] Ce qu’avait apporté le nouveau régime ne correspondait en aucune façon à l’idée que Stauffenberg se faisait d’une nouvelle vie politique […] Un homme tel que lui ne pouvait pas se méprendre sur la perversité des individus au pouvoir.
Son indifférence se mue bientôt en répulsion, et il entretiendra dès lors une opposition latente qui s’accentuera avec le temps.
Le 4 décembre 1933, il assiste aux funérailles de Stefan George, mort dans sa 65ème année. Il participe à la veillée mortuaire et s’occupe de l’héritage du poète, dans la mesure où Stefan George l’a désigné, avec son frère Berthold, comme exécuteur testamentaire. Jusqu’aux dernières heures de sa vie, Claus von Stauffenberg ne cessera de cultiver fidèlement la mémoire de son maître spirituel en incarnant les figures héroïques et tragiques de son œuvre.
« Je crois que le ciel accorde sa grâce à ceux qui ont tout sacrifié pour remplir leur devoir. »
Ainsi, le 16 septembre 1934, requis pour représenter son régiment à une journée du NSDAP à Bamberg, il est contraint d’assister au discours délirant du pornographe nazi Julius Streicher[4], qui se lance dans l’une de ses habituelles tirades contre les Juifs. Écœuré par tant de brutalité et de bassesse d’âme, Stauffenberg, exaspéré, se lève, quitte sa place devant toute l’assistance, et se dirige vers la sortie. Il est intercepté par deux officiers SS. Après un bref échange verbal, il parvient à quitter le rassemblement.
En 1934, il est officier instructeur dans la Kavallerieschule[5] de Hanovre. De 1936 à 1938, il fréquente l’École supérieure de guerre à Berlin. De l’avis de plusieurs de ses supérieurs et camarades, Stauffenberg était le plus doué de sa promotion, destiné à un brillant avenir. On l’appelle « le nouveau Schlieffen[6] ». À Berlin, pendant sa formation, il fait la connaissance du Chevalier Albrecht Mertz von Quirnheim (l’un des futurs organisateurs de la conjuration du 20 juillet 1944). À l’École de Guerre, Stauffenberg dévoile sa vive intelligence, son charisme, une grande intrépidité, le goût du risque, ainsi que le sens du commandement et un don remarquable pour l’organisation.
Toute sa vie durant, il laissera une vive impression à tous ceux qui l’auront côtoyé : une prestance inoubliable, un rire franc et communicatif, une grande générosité ; autant de qualités vivantes chez un homme en proie à une profonde mélancolie et à de violents accès de colère.
Pétri dans les valeurs aristocratiques et pénétrées de son devoir, en tant que protecteur de la nation allemande, gardien de ses lois ancestrales et de ses traditions contre l’injustice et la tyrannie, Stauffenberg sera profondément affecté par l’outrage que les nazis feront subir à l’Allemagne. Faisant de cette dernière le champ d’expérimentation de leurs fantasmes criminels, emportant dans leur folie meurtrière tout un peuple, toute une nation et la majorité d’un continent. Pour Stauffenberg, les nazis sont étrangers au génie allemand. Ils servent une funeste idéologie, et non l’Allemagne.
Capitaine de cavalerie au sortir de la Kriegsakademie[7], en 1938, Stauffenberg est affecté à la 1ère Division légère de Wuppertal, commandée par le Général de division Erich Hoepner, qui sera un opposant actif au régime hitlérien.
En tant qu’officier d’état-major, Stauffenberg est responsable de l’organisation des services logistiques de la division. Il acquiert à ce poste une compétence reconnue qui le fait considérer comme « le seul officier d’état-major allemand génial ». Menant un travail rigoureux et méthodique, il se confronte aux nouvelles problématiques nées de l’apparition des blindés sur le champ de bataille et leur complémentarité avec l’infanterie, elle-même en pleine mutation.
Participant aux opérations militaires dans les Sudètes, il se signale par un souci extrême des populations civiles allemandes et tchèques, faisant condamner sévèrement tout acte coupable commis à leur égard par des soldats allemands sous son commandement.
Les pogroms antisémites de la Nuit de Cristal, le 9 novembre 1938, constituent pour Stauffenberg un véritable choc. Devant l’impunité des hordes brunes, l’immobilisme et le mutisme observés par la Wehrmacht face à de telles violences exercées contre des civils innocents, il éprouve un profond malaise. Stauffenberg mesure à quel point ces forfaits, ces exactions, entachent l’honneur de l’Allemagne et portent atteinte à la réputation de son pays, aux yeux du monde.
Dès cet instant, il s’interroge sur une alternative conservatrice à un régime nazi qui mène, à l’évidence, l’Allemagne au bord de l’abîme. Hélas, le projet du général Ludwig Beck, soutenu par le général Halder et l’Amiral Wilhelm Canaris, visant à destituer Hitler est rendu impossible après les accords de Munich.
La politique étrangère agressive du caporal bohémien entre dans sa phase offensive. Stauffenberg murmure : « le fou va faire la guerre ».
« Vous pouvez servir l’Allemagne ou le Führer. Pas les deux. »
En 1939, au début de la guerre, Stauffenberg, fidèle à l’Allemagne, sert dans un régiment de cavalerie bavaroise puis dans la 6ème Panzerdivision. Il prend part aux campagnes de Pologne et de France. Bien qu’engagé pleinement dans les combats en première ligne, Stauffenberg n’oublie pas ses valeurs aristocratiques, des valeurs qui obligent une attitude irréprochable et un sens aigu de l’honneur. En Pologne, il fait arrêter et traduire devant une cour martiale un officier allemand qui avait donné l’ordre d’exécuter sommairement deux Polonaises. Par ailleurs, il s’opposera fermement à l’application de l’ordre d’Hitler selon lequel tout aviateur allié capturé devait être systématiquement passé par les armes. Aussi bien son éthique aristocratique, sa conscience que les lois de la guerre lui interdisent de violer le respect qui s’attache aux prisonniers et aux blessés de guerre, ainsi qu’aux femmes et aux enfants, quelles que soient leurs origines. Ce comportement lui vaudra à la fin de la guerre autant de considération que le Feldmarschall Rommel.
En mai 1940, Stauffenberg est nommé à la section Organisation de l’état-major de la Wehrmacht. Il y demeurera jusqu’en 1942. En avril 1941, Stauffenberg devient Commandant (Major). Après les premiers succès militaires éphémères, il réalise l’inefficacité du commandement de la Wehrmacht, entièrement soumise aux diktats idéologiques des nazis. Envoyé en mission en Ukraine et en Russie, Stauffenberg est confronté à l’horreur des exactions des SS. Au fait de sa puissance, l’ex-caporal Hitler se veut être « un grand stratège militaire », persuadé de son infaillibilité. Il n’associe plus les généraux à l’élaboration de ses plans. Son mépris pour « la caste militaire », et la refonte du Haut-Commandement généreront une situation de crise dès les premiers revers militaires. Après la reddition de Stalingrad, en février 1942, le fanatisme politico-idéologique deviendra le principal critère de promotion au sein de la Wehrmacht. Partout, le reflux des armées allemandes entraînera des combats défensifs coûteux en vies humaines, ne faisant qu’ajouter à la confusion générale et à la terreur de la population civile, entraînée dans la débâcle. Pour Hitler, le chaos et la destruction de l’Allemagne sont considérés comme l’unique alternative à la victoire finale. Le peuple allemand devient l’otage des projets apocalyptiques des nazis.
« Je sens que je dois faire quelque chose pour sauver l’Allemagne. »
En février 1942, Stauffenberg est envoyé en Tunisie où il intègre la 10ème Panzerdivision comme officier d’état-major général. Il participe aux campagnes de l’Afrika Korps, et rencontre le Feldmarschall Erwin Rommel, « le Renard du Désert ». Le 17 avril 1942 marque un tournant décisif dans l’existence de Claus von Stauffenberg. En reconnaissance dans le désert, son véhicule est pris sous le feu d’un chasseur-bombardier anglais. Grièvement blessé, Stauffenberg perd l’œil gauche et doit être amputé de l’avant-bras droit et de deux doigts de la main gauche. Il subit en outre de graves séquelles au genou.
Il écrit ce qu’il a ressenti après cet incident : « Je suis un soldat, je sers mon pays. Mais ce n’est plus mon pays. J’étais étendu là-bas me vidant de mon sang, je pensais : si je meurs maintenant je ne laisse rien d’autre à mes enfants que la honte. Je sais maintenant qu’il n’y a qu’une seule façon de servir l’Allemagne, ce faisant je serai un traître et je l’accepte. Je vais tuer Hitler. »
Transféré d’urgence à l’hôpital militaire de Carthage, il croit pendant de longues journées qu’il va devenir complètement aveugle. Rapatrié en Allemagne, il reste hospitalisé pendant cinq semaines à Munich. Sujet à de violents accès de fièvre et à de terribles douleurs, mais voulant éviter toute addiction, Stauffenberg refuse la morphine qu’on lui propose afin d’apaiser ses souffrances suscitant l’admiration de son entourage. Il apprend à écrire avec les trois doigts de la main gauche et réussit à s’habiller seul.
Sur son lit d’hôpital, il écrit à sa femme Nina : « Je sens que je dois faire quelque chose pour sauver l’Allemagne. Même si l’entreprise est vouée à l’échec, il faut la tenter. L’essentiel est de prouver au monde et à l’histoire que le mouvement de résistance existe, et qu’il a osé passer aux actes, au prix de sa vie ». Contraint à une longue convalescence, seul son courage lui permet de rester dans l’armée.
« Hitler a fait de l’homme allemand une bête sauvage exécrée dans le monde entier. »
Dès 1942, Stauffenberg avait pris contact avec le Cercle de Kreisau, un cercle aristocratique et populaire de résistance où se côtoient les représentants de la tradition prussienne les comtes Helmuth James von Moltke, et Peter Yorck von Wartenburg. C’est avec ce dernier que Stauffenberg aura les premières rencontres, en raison de leur lien de parenté, Claus étant le cousin de Peter Yorck. Le Cercle de Kreisau veut édifier les bases d’une Allemagne et d’une Europe post-hitlériennes, libérées du totalitarisme, s’épanouissant dans de « petites communautés » autonomes s’articulant autour d’un lien fédéral (l’union économique et une monnaie à l’échelle de l’Europe sont envisagées) qui respecte les peuples, les minorités, les libertés locales, par l’instauration d’une démocratie solidariste et personnaliste. L’impératif éthique sous-tend le projet des Kreisauer[8] qui luttent contre la dégradation physique et spirituelle de la personne sous le joug hitlérien. L’ancien ambassadeur d’Allemagne à Rome, Ulrich von Hassell, chef civil de la résistance conservatrice avec Carl Goerdeler, ancien Bürgermeister de Leipzig, dira : « Hitler a fait de l’homme allemand une bête sauvage exécrée dans le monde entier ». On n’ignore plus à cette époque les massacres de masse du régime hitlérien et les persécutions anti-juives transformées en un objectif idéologique, celui de la destruction planifiée de tout un peuple.
Le 1er octobre 1942, Stauffenberg prend ses fonctions de chef d’état-major général à la Direction générale de la Wehrmacht sous les ordres du Général Friedrich Olbricht, au Bendlerblock de Berlin. Depuis le début de l’année 1942, il a le grade de Lieutenant-colonel. Olbricht met Stauffenberg en rapport avec tous les opposants civils et militaires du régime nazi. Inlassablement, Stauffenberg rassemble, motive, et le cercle des conjurés s’élargit progressivement dans l’armée. Il noue des contacts avec les généraux Ludwig Beck, Karl-Heinrich von Stülpnagel, Helmuth Stieff, Henning von Tresckow, ainsi que le Lieutenant-colonel Fritz-Dietlof Graf von der Schulenburg, tous décidés à renverser Hitler et ses sbires. Soutenue par le Feldmarschall Erwin von Witzleben ainsi que par l’Amiral Canaris et le Colonel Hans Oster, la conjuration rassemble également le cercle de Kreisau et l’opposition civile national-conservatrice menée par von Hassell et Goerdeler autour d’un projet politique devant être instauré après la chute du national-socialisme, suite à la mort d’Hitler.
« Nous nous sommes assurés devant Dieu et devant notre conscience que cela doit se passer, car cet homme est un démon. »
Le projet des conjurés est notamment de mettre un terme à la guerre, le diplomate Adam von Trott zu Solz, du cercle de Kreisau, doit être l’intermédiaire entre la conjuration et les Alliés. D’œuvrer à la reconstruction spirituelle et physique de la société allemande libérée de l’emprise totalitaire, de châtier les responsables des crimes commis à l’égard de la communauté juive et des peuples d’Europe de l’Est, tout en réparant les dommages causés.
Stauffenberg, soucieux de fournir une base populaire à la conjuration, est partisan d’une prise de contact avec les dirigeants du parti communiste clandestin (ex-KPD[9]), de l’Organisation Saefkow-Jacob-Bästlein[10]. Carl Goerdeler se méfie de l’impétuosité du jeune comte qu’il considère comme « un agité mystique d’extrême gauche ». Malgré ces réticences, Stauffenberg impose Julius Leber, militant historique du Sozialdemokratische Partei Deutschlands[11], comme vice-chancelier dans le futur gouvernement provisoire, issu de la conjuration.
Face aux tergiversations des autres conjurés, et notamment ceux qui soulèvent l’objection du serment militaire prêté à Hitler, Stauffenberg fait preuve d’une grande détermination. Pour lui, un officier est délié de toutes obligations, à l’égard d’un homme qui mène « une politique moitié démente, moitié meurtrière », compromettant la Wehrmacht dans un système idéologique funeste et une guerre atroce qui conduisent l’Allemagne à sa perte. Il cite le poète et patriote allemand Arndt dans Glucke der Stunde « Le véritable honneur militaire réside dans le fait qu’aucune force, qu’aucun pouvoir ne puisse contraindre un homme noble et libre à accomplir ou à aider à accomplir un acte ignoble ou inique ». Résolu à débarrasser l’Allemagne de la dictature, Stauffenberg voit dans Hitler « un homme que Satan possède tout entier ». Il dit à Jakob Kaiser, syndicaliste engagé dans la conjuration : « Nous nous sommes assurés devant Dieu et devant notre conscience que cela doit se passer, car cet homme est un démon ».
Comme le note Renate Böschenstein-Schäfer [12]: « Formé à l’image du vrai héros, en homme de haute culture, Stauffenberg a bien vu que les nazis n’étaient qu’une contrefaçon du modèle et dès lors, c’était à lui de jouer le rôle que Hölderlin[13] a toujours imparti à ses héros grecs : le tyrannicide »[14].
Ainsi, c’est cet homme mutilé, un bandeau noir sur l’œil, qui va insuffler une énergie nouvelle à la résistance civile et militaire, en organisant la mise en œuvre des projets de la conjuration. Dans les semaines qui précèdent l’opération Walkyrie, Stauffenberg prend le temps de rédiger le texte d’un credo politique qui, sous la forme d’un serment, doit servir de base politique sur laquelle se fédèrent la vieille Allemagne et l’Allemagne post-hitlérienne : « Nous voulons un ordre nouveau qui fasse de tous les Allemands le support de l’État et qui soit le garant du droit et de la justice […] Nous voulons un peuple qui plongeant ses racines dans la terre de la patrie, ne s’éloigne pas des forces naturelles, qui trouve son bonheur et sa satisfaction en agissant dans le cadre de vie donnée et qui, fier et libre ; surmonte les penchants méprisables à l’envie et à la malveillance. Nous voulons des dirigeants qui, issus de toutes les couches du peuple, et unis aux puissances divines, soient placés à la tête des autres par leur générosité, leur sens du sacrifice et de la discipline ».
« Nous sommes conscients de notre devoir. »
Le 1er juillet 1944, Claus von Stauffenberg devient colonel. Le Général Olbricht le fait nommer dans l’état-major de l’Armée de réserve auprès du Général Fromm à Berlin. Stauffenberg devient la principale personnalité de l’opposition anti-hitlérienne. Son poste lui permet d’assister aux conférences du haut état-major de la Wehrmacht[15], auxquelles Hitler participe, à Rastenburg en Prusse orientale. Ainsi, Stauffenberg peut fixer, avec le Colonel Albrecht Mertz von Quirnheim, les modalités de l’opération Walkyrie. Les conjurés souhaitaient ainsi user d’un dispositif légal, prévu pour les situations de crise, afin de renverser le régime nazi. Chaque membre de la conjuration a un rôle imparti, à son niveau de responsabilité ; le dispositif et les explosifs sont prêts.
Le 5 juillet 1944, lorsque Julius Leber, qui était devenu un ami de confiance, est arrêté, Stauffenberg fit transmettre un message à sa femme : « Nous sommes conscients de notre devoir ».
Sans illusions sur la valeur des autres conjurés, il confie à son épouse peu avant la date fatidique de l’attentat : « Ce qu’il y a de plus terrible, c’est de savoir que cela ne peut réussir, mais qu’il faut néanmoins le faire pour notre pays et pour nos enfants ». Pour Stauffenberg, subir passivement la honte et l’oppression est pire que l’échec. L’action seule génère la liberté. La date de l’opération est fixée, après plusieurs contretemps, au 20 juillet 1944. Stauffenberg est chargé de placer la bombe destinée à tuer Hitler. En lui résonnent, la veille de ce jour décisif, les hymnes tragiques du poète Stefan George : « Il faut seller les chevaux noirs ; galoper aux champs d’épouvante jusqu’à nous perdre en marécages ou mourir frappés de la foudre ».
Le matin du 20 juillet, vers 6 heures, Claus von Stauffenberg quitte son domicile de Wannsee à Berlin, embrassant son épouse Nina ainsi que ses enfants. Rejoint par son officier d’ordonnance, Werner von Haeften, il se dirige vers l’aéroport de Rangsdorff où il prend l’avion en direction de la Prusse orientale et du Quartier-Général d’Hitler. Stauffenberg emporte avec lui les explosifs et les détonateurs. Nous savons tous ce qui s’est passé ce jour-là. Il écrit : « Les choses se sont passées mieux que je ne l’aurais espéré. Dans une opération militaire, rien ne se passe exactement comme prévu. Il est difficile d’imaginer que les choses puissent se passer mieux que prévu ».
[…]
Lors de funérailles du Führer, il déclare à Olbricht : « Quelle mascarade. Nous célébrons en héros le monstre que nous avons nous-mêmes tué. »
Une fois les conjurées au pouvoir, il prend le poste de Secrétaire d’État à la Guerre et reprend un travail minutieux, appliqué et discret, mais déterminant pour le fonctionnement de la Wehrmacht et ses approvisionnements. Il n’utilise plus d’œil de verre et apparaît systématiquement avec son bandeau noir sur le visage.
Pourtant malgré l’élimination d’Hitler la guerre ne semble pas vouloir se terminer. Les alliés refusent systématiquement toute négociation avec le nouveau pouvoir allemand. Stauffenberg écrit en mai 1945 « Si le caporal bohémien était encore au pouvoir, cette guerre serait probablement déjà terminée. Finalement, rien n’a changé, l’Allemagne payera les conséquences de la folie d’un homme ». Beaucoup d’historiens militaires s’accordent sur le fait qu’avec Hitler aux commandes, la guerre aurait probablement duré moins longtemps.
Le 8 mai 1945, Stauffenberg pousse l’OKW à arrêter Ludwig Beck et Carl Friedrich Goerdeler pour annoncer la capitulation immédiate et sans condition de l’Allemagne. Il a consigné les propos qu’il leur a tenus ce jour-là : « Pour l’amour de Dieu, arrêtez de penser à l’honneur de l’Allemagne et de son peuple. Si nous ne capitulons pas maintenant, il n’y aura plus d’Allemagne ni d’Allemands. […] ». Il se rend à Postdam avec Erwin Rommel et Erich von Manstein pour signer les actes de capitulation de l’Allemagne.
En vue du procès de Nuremberg, il révèle toutes les preuves qu’il a compilées sur les crimes nazis sous la direction de Werner von Haeften. Entendu lors du procès, Claus von Stauffenberg révèle alors la vérité sur la mort d’Hitler et fournit toutes les preuves de ce qu’il avance pour assurer la rédemption de l’Allemagne. Il demande aussi aux juges alliés « Ne jugez par l’Allemagne sur les seuls actes des nazis. Le peuple allemand vaut mieux que ça ». Les actes et propos de Stauffenberg servent alors de moteur pour achever la dénazification en Allemagne de l’Ouest et lui valent le surnom « Der Ritter[16] ».
Stauffenberg ne fait pas partie des accusés et passe le reste de sa vie dans la demeure familiale de Greiffenstein. Il écrit et étoffe ses mémoires « Vivre sans reproche », jusqu’à sa mort le 4 octobre 1990, lendemain de la Réunification allemande, il allait avoir 85 ans. La réunification, il avait prophétisé dans ses mémoires : « L’Allemagne ne restera pas divisée éternellement. Le modèle soviétique ne tiendra pas indéfiniment, ni en Allemagne de l’Est ni ailleurs. Je suis persuadé que la nouvelle Allemagne retiendra les leçons du passé et sera une nation exemplaire ».
Ca femme Nina publiera les mémoires de son défunt mari en 2001 avant de s’éteindre en 2006.
De nos jours, Claus von Stauffenberg est célébré comme un héros et un symbole de la résistance allemande au régime nazi, mais la réalité de son personnage reste mal connue du grand public en général.
Le ministère de la Guerre (Bendlerblock) est devenu un mémorial de cette résistance, le nom de la rue fut officiellement changé en Stauffenbergstraße et expose 5 000 photographies et documents présentant les diverses organisations de résistance au nazisme. Dans la cour, une plaque présente un jeune homme avec ses mains symboliquement attachées.
La caserne de la Bundeswehr située à Sigmaringen porte le nom de von Stauffenberg depuis le 20 juillet 1961. On y dévoile une pierre commémorative en 1964.
Le Gymnasium d’Osnabrück porte le nom de von Stauffenberg depuis 1967.
Près de Stuttgart, en 2006, il est décidé que le vieux château abriterait un premier lieu de mémoire. L’aîné des enfants de von Stauffenberg, Berthold Maria von Stauffenberg, devenu général dans la Bundeswehr participe à la cérémonie d’ouverture du mémorial.
À l’occasion du centenaire de la naissance de von Stauffenberg, un défilé militaire de la 10ème Division blindée de la Bundeswehr a lieu à Jettingen-Scheppach.
Dans l’ancien château des Stauffenberg à Lautlingen a été ouvert un nouveau lieu de mémoire le 15 novembre 2007.
Le 3 avril 2000, un buste de von Stauffenberg est dévoilé dans la Ruhmeshalle de Munich.
Le 20 juillet 2004, sur les ruines du QG de Rastenburg à Kętrzyn en Pologne, les gouvernements polonais et allemands ont inauguré un mémorial de l’attentat du 20 juillet ou est dressée une statue de Stauffenberg.
[1] Ce chapitre est en grande partie une reprise uchronique de l’article « 21 juillet 1944 : Exécution de Claus von Stauffenberg » écrit par Jean-François Thull pour site theatrum-belli.com. Jean-François Thull est, entre autre, l’auteur du « Claus Schenk von Stauffenger, le chevalier foudroyé ».
[2] Région historique dans le sud-ouest de l’Allemagne couvrant une partie des territoires actuels du Bade-Wurtemberg et de la Bavière.
[3] Balland, 1984.
[4] Il dirige la publication « Der Stürmer » connue pour ses caricatures juives antisémites et son amalgame d’antisémitisme et d’obsessions sexuelles, ce qui en faisait un médium de pornographie politique.
[5] École de Cavalerie.
[6] Alfred von Schlieffen auteur du plan Schlieffen.
[7] École supérieure de guerre à Berlin.
[8] Surnom des membres du Cercle de Kreisau.
[9] Kommunistische Partei Deutschlands.
[10] Mouvement de résistance allemand clandestin qui publiait le magazine illégal « Die Innere Front » (Le Front intérieur).
[11] Parti social-démocrate d’Allemagne ou SPD.
[12] Spécialiste suisse allemande de la littérature, professeur d’université et traductrice.
[13] Friedrich Hölderlin (1770-1843) un poète et philosophe de la période classico-romantique en Allemagne.
[14] Extrait de République internationale des Lettres N° 6, juillet 1994.
[15] OKW. L’Oberkommando der Wehrmacht (Haut commandement de la Wehrmacht). Commandement suprême des forces armées allemandes de 1938 à 1945.
[16] Le Chevalier, en allemand.
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